Essor et
faillite des réseaux de “troc” en Argentine :
l’échec d’une refondation sociale
(1)
Bruno Mallard*
GRESAL-MSH-alpes (Social Siences Research Group on Latin
America), France.
mac_call@hotmail.com
Le développement, lors de la récente crise dans le
Cône sud, de vastes réseaux de “troc” cons-titue à coup sûr l’une des
formes de mobilisation sociale les plus importantes et originales de
ces dernières années dans la région. Ce mouvement s’est surtout
déployé en Argentine, mais il a engendré des effets d’essaimage et
d’imitation tels que son influence a dépassé les frontières pour
s’étendre aux pays voisins et au-delà. Il faut dire qu’il a vite
démontré sa capacité à amé-liorer les conditions de vie d’innombrables
foyers frappés par la récession. En outre, sa popu-larité a été
renforcée par le projet de rénovation sociale dont il s’est voulu
porteur, fondé sur une ferme dénonciation des effets pervers de
l’économie dominante. Toutefois, malgré ses mérites, il a fini par
entrer lui-même en crise et par perdre la très grande majorité de ses
adhé-rents. A l’heure où beaucoup se demandent si n’a pas été écrite
la dernière page de l’histoire du troc argentin et de sa monnaie
dédiée, le crédito, il convient de revenir sur les caractéristi-ques
de ce phénomène inédit et tenter d’éclairer les causes profondes de
son échec.
I – Une dynamique novatrice au destin imprévu
Née en 1995 dans la province de Buenos Aires, puis étendue au fil des
ans à l’ensemble de l’Argentine, la dynamique du troc s’est imposée au
tournant du siècle comme une véritable économie parallèle, un système
informel de production et d’échange de biens (produits ali-mentaires,
vêtements, accessoires ménagers…) et services (de réparation, médicaux,
de trans-port…) conçu comme ouvert à tous, et notamment aux nombreux
exclus ou déçus de l’économie officielle. Les transactions ont lieu
dans des centres spécialisés appelés clubs ou “nœuds” (nodos), souvent
reliés les uns aux autres en réseaux provinciaux ou nationaux. D’après
certaines estimations, en 2002 environ 60 % des clubs argentins
étaient situés dans la province de Buenos Aires et 18 % dans celle de
Santa Fe (Cassano & Coraggio & Federico & Hintze, 2003 : 20). Si l’on
ajoute la tendance des grands réseaux comme le RGT (Réseau Global du
Troc) à s’étendre vers les régions limitrophes des pays voisins, tels
l’Uruguay ou le Brésil, il semble justifié d’associer principalement
ce mouvement à l’espace géographique du bassin de la Plata.
I.1 – L’originalité du mouvement
La pertinence du terme de troc a été beaucoup discutée par les
spécialistes, car les échanges sont en réalité médiatisés par une
monnaie affectée, dite “sociale” – le crédito –, matérialisée sous la
forme de tickets semblables à des billets. La pratique du troc direct,
sans monnaie, se rencontre encore occasionnellement mais est très
minoritaire en raison de la contrainte de double correspondance qu’elle
impose (le bien que j’ai à offrir doit intéresser celui auprès de qui
je souhaite acquérir un produit). Néanmoins, l’appellation de troc a
été maintenue dans l’usage, car elle a l’avantage de rendre compte du
principe fondateur du système, celui d’une réciprocité dans les
prestations, un individu ne pouvant acquérir des produits que dans la
me-sure où il offre lui-même des produits, et inversement ; ce que
désigne le néologisme de “pro-sommation” (la production-consommation)
forgé par les promoteurs du système.
A la différence de bien des solutions d’urgence mises en œuvre en cas
de crise, le projet du troc s’est distingué dès l’origine par sa visée
ambitieuse de refondation sociale, nourrie par une réflexion inspirée
de l’humanisme critique. Il s’agissait de « construire des pratiques
économiques (…) à contre-courant du système capitaliste », d’«
inventer de nouvelles règles du jeu » et de « forger de nouveaux liens
sociaux » pour créer « un ordre social plus juste, démocratique et
équitable » ; bref ni plus ni moins de « réinventer la vie »
(Primavera, 2000a). Cette utopie n’en est pas restée au stade des
idées. Elle a réussi à canaliser dans des démarches concrètes les
énergies de larges groupes sociaux et permis ainsi de soulager les
pénuries matérielles consécutives à l’explosion du chômage et à la
fonte accélérée du pouvoir d’achat des ménages. Selon l’un des
fondateurs du principal réseau du pays, le RGT : « tout club de troc
est en mesure d’apporter à un chômeur une réponse dans un délai très
bref – balayer, peindre…– ou peut-être à son épouse : s’occuper d’une
malade, préparer des re-pas… » (Carlos de Sanzo cité dans Pulso
Bolivia, 17/06/2002). Dans certains cas, les réseaux de troc ont même
permis d’éviter la cessation d’activité de petits négoces et suscité
l’apparition de nouvelles micro-entreprises. Sur le plan psychologique,
le troc a donné la pos-sibilité à nombre de personnes désespérées et
engagées sur la pente de la désaffiliation sociale de retrouver une
communauté d’appartenance, des repères pour la vie quotidienne et des
rai-sons de garder foi en l’avenir. De véritables transformations
personnelles ont même parfois eu lieu, comme dans le cas de ce membre
de l’association Eco Trueque, entré dans l’organisation dans un état
famélique et désemparé, et qui affichait fièrement, quelque temps plus
tard, son statut d’“ambassadeur du troc” et prévoyant de parcourir le
territoire uruguayen à bicyclette afin de promouvoir la création de
nouveaux clubs (Pulso Bolivia, 17/06/2002). On ne souli-gnera donc
jamais assez l’importance vitale qu’ont pu avoir les réseaux et qu’au-delà
des pro-blèmes d’approvisionnement, les contacts et phénomènes de
cohésion communautaire qu’ils ont favorisés ont beaucoup atténué les
effets de déstructuration sociale et psychologique liés à
l’effondrement économique.
I.2 – Une grande expérience sociale avortée
a) L’essor…
Le développement des réseaux argentins a été progressif entre 1995 et
2000, puis fulgurant en 2001 et 2002. D’après les estimations
disponibles, on comptait 17 clubs en 1996, 83 en 1998, 1 800 en 2001,
et 5 000 au milieu de l’année 2002 – point culminant du développement
des réseaux – pour environ 2 500 000 participants actifs (7 % de la
population) et peut-être quel-que 6 000 000 de bénéficaires (Cassano &
Coraggio & Federico Sabaté & Hintze, 2003). Au-tant de données qui,
même si elles sont approximatives, sont révélatrices de l’énorme inci-dence
sociale du phénomène.
La forte accélération dont témoignent les chiffres coïncide avec
l’aggravation brutale de la crise dans le pays, marquée par la fin de
la parité du peso avec le dollar. Toutefois, l’observation de cette
corrélation est insuffisante pour expliquer la popularité et la
généralisa-tion de la formule spécifique du troc comme réponse aux
difficultés socio-économiques ; car l’Amérique latine et l’Argentine
elle-même ont traversé bien des récessions dans leur histoire, mais
jamais jusqu’ici ce type de mobilisation ne s’était imposé, tout au
moins à cette échelle. A bien y regarder, la singulière capacité de
diffusion de cette pratique au sein du corps social semble reposer sur
plusieurs facteurs. Il est clair, tout d’abord, que nombre de
troqueurs et d’animateurs de réseaux ont été dès le départ
enthousiasmés par le projet proposé. Il est vrai que ce dernier ne
manquait pas d’attraits : fermement critique du présent mais
résolument tourné vers l’avenir, soutenu par une réflexion de fond et
des analyses théoriques, riche en propositions éthiques à portée
générale mais aussi en règles pratiques précises (2)… En outre, les
idées exposées ont fait vibrer la corde sensible de l’anti-libéralisme
et de l’altermondialisme et misé sur la forte capacité d’improvisation
et de mobilisation collective de la société argentine.
L’autre élément favorable tient à la structuration originale des
centres d’échange en réseaux provinciaux ou nationaux : Réseau
Provincial du Chaco, Réseau Global du Troc, Réseau du Troc Solidaire…
Ce mode d’organisation et de coordination a permis de trouver un
équilibre fécond, au moins pendant un temps, entre, d’une part,
l’exigence de cohérence et d’ouverture sur l’extérieur des différents
centres locaux (en permettant notamment aux “prosommateurs” d’un
réseau donné de passer librement d’un club à l’autre, même très
éloignés géographique-ment, avec l’assurance de trouver des règles et
conditions de transaction identiques ou très voisines), et d’autre
part la nécessité de s’adapter aux caractéristiques variables des
lieux d’implantation des clubs (quartier pauvre ou de classes moyennes,
taille et caractéristiques du collectif de troqueurs…). Les promoteurs
du troc ont ainsi cherché à mettre en œuvre un mode de pilotage et de
gestion plus horizontal que vertical et combinant avec souplesse diffé-rentes
échelles spatiales : locale, provinciale/nationale, internationale le
cas échéant. Propice à l’extension géographique rapide du système,
cette organisation réticulaire a également suscité chez les
participants des identifications territoriales multiples :
l’interaction régulière entre voisins a permis la consolidation du
sentiment d’appartenance locale ; le maillage étendu du système et son
inscription dans un mouvement d’envergure nationale ont affermi l’idée
d’une solidarité argentine et d’une vaste société civile en marche ;
enfin, les thèses défendues dans le projet du troc ont fait de celui-ci
un vecteur privilégié de rattachement à la mouvance trans-nationale de
l’altermondialisme.
b) …et la chute
Toutefois, on le sait, la période faste des réseaux a fait long feu.
Dès février 2003, il était es-timé que le Réseau Global et le Réseau
Solidaire, regroupant la majorité des clubs du pays, avaient perdu
près de 90 % de leurs adhérents ; et en juillet de la même année,
quatre clubs sur cinq avaient disparu (Cassano & Coraggio & Federico
Sabaté & Hintze, 2003). Comment expliquer un effondrement si brusque
et d’une telle ampleur ? Les responsables des réseaux ont surtout
dénoncé l’émission massive de monnaie sociale contrefaite (en plus
d’autres pro-blèmes, comme la revente d’objets volés dans certains
clubs). Il est vrai que dès septembre 2002, on estimait que près d’un
demi-milliard des créditos en circulation avaient été fabriqués
illégalement. Ces émissions sauvages ont engendré une poussée
d’inflation incontrôlable et des pénuries de certains produits,
suscitant une grave perte de confiance du public dans le système
(Clarín, 03/09/2002). A ces dysfonctionnements internes, reproduisant
ironiquement les dérives de l’économie officielle tant décriée, s’est
superposé un changement de contexte : la conjoncture économique a
connu un début d’amélioration en 2003 et le pays a bénéficié à nouveau
de l’aide financière de grands organismes de prêt internationaux. La
consolidation de la situation matérielle des ménages qui s’en est
suivie a contribué à éloigner ces derniers de la pratique du troc (El
Mercurio, 20/02/2003).
Toutefois, la déroute des clubs de troc ne saurait être attribuée
exclusivement à des causes exogènes. En 2003, les difficultés du pays
se sont certes atténuées, mais cette amorce de re-dressement était
loin de justifier la désertion massive constatée. Quant à
l’explication tenant à l’introduction massive de faux créditos, elle
est bien sûr importante mais insuffisante : pour-quoi le système du
troc a-t-il été si facilement touché par cette dérive frauduleuse
alors qu’il était censé bénéficier d’un solide encadrement éthique (confiance
mutuelle, probité, solidari-té…) ? Et surtout, pourquoi l’immense
majorité des participants ont-ils renoncé si vite, et ap-paremment
sans grand remords, au projet alors que les dysfonctionnements
monétaires appa-rus n’invalidaient pas le système dans sa
“philosophie” – l’échange d’un bien ou service contre un autre bien ou
service, autrement dit la “prosommation” – et que, au-delà des ques-tions
matérielles, le troc était censé être avant tout porteur d’une
humanisation des rapports sociaux et d’une “réinvention de la vie”
dans toutes ses dimensions ? Face à de telles interro-gations, on peut
avancer l’idée que l’écroulement visible des réseaux cache en fait un
autre échec, plus profond, qui lui est lié : celui de l’incapacité du
projet à faire advenir l’alternative socio-économique promise.
II – Les causes profondes de l’échec
Un examen attentif conduit à mettre au jour certaines contradictions
inhérentes au système et insoutenables à terme. Celles-ci ont pesé
dans la forte désaffection dont les réseaux ont été récemment
victimes. Mais il est probable que même en l’absence des événements
particuliers qui ont précipité la débâcle, elles auraient mené, à
terme, à la décomposition du dispositif.
II.1 – Des soubassements théoriques ambigus
a) La naturalisation du marché
Les défauts de cohérence étaient présents dès l’origine, dans la
pensée même des fondateurs du système. Un des textes des promoteurs du
RGT était intitulé : « La réinvention du marché : l’expérience du
Réseau Global du Troc en Argentine » (Covas & de Sanzo & Primavera,
2001). Cette formulation ramasse toute l’ambiguïté du programme
proposé : s’agit-il de créer quelque chose de foncièrement différent
du marché tel qu’il existe ou de reproduire ce der-nier ? En d’autres
termes, est-il question de faire émerger une alternative sociale au
système capitaliste ou bien une simple variante complémentaire de ce
dernier ? Il est clair que le but revendiqué était de faire surgir de
l’inédit sur le plan social, de trouver des modes d’organisation non
réductibles aux formes économiques conventionnelles. Cependant, on
peut douter que les militants aient pris la pleine mesure des
conditions de possibilité d’une telle innovation.
Comme le suggère le titre cité, leur discours trahit souvent une
difficulté à situer la pensée en dehors du rapport marchand
conventionnel. Le marché est volontiers assimilé à un fait naturel
consusbstantiel aux sociétés humaines. Fidèles à une vieille tradition
des manuels d’économie, certains militants suggèrent même que le troc
primitif en serait le prélude. Pour-tant, les travaux spécialisés ont
depuis longtemps montré qu’il s’agit là « d’un mythe d’origine des
sociétés marchandes et non d’une réalité anthropologique » (Servet,
1993), que ce troc originel relève le plus souvent de schémas et
principes symboliques et culturels bien différents de la logique
classique du marché, à l’instar, d’ailleurs, de certaines formes de
troc ethnique encore présentes dans les Andes argentines et ailleurs (Campisi,
2001). Plus généralement, on peut avancer que l’économie de marché,
avec son imaginaire de la valeur, de l’intérêt et de l’efficience
n’est pas une destinée inéluctable, une visée spontanée toujours prête
à s’actualiser, mais plutôt une construction sociale qui, comme tout
fait culturel, recèle une part d’arbitraire. En ne percevant pas
clairement cela, les militants du troc se trouvent poussés à
appréhender l’organisation sociale d’abord en termes économiques, ce
qui restreint leurs pos-sibilités d’analyse d’autres logiques et
d’autres modes de relation interpersonnelle existants ou potentiels.
b) L’idéalisation du rapport économique
Ce rôle central accordé au principe du marché place les avocats du
troc dans une situation inconfortable. En effet, dans un tel cadre,
quelle alternative prometteuse peut-on concevoir ? Une seule issue
semble envisageable : évacuer du discours la problématique inhérente
aux soubassements économiques par la focalisation sur un “monstre
repoussoir” : le capitalisme libéral, la mondialisation…, coupables de
pervertir l’institution originelle du marché au prix de graves
déséquilibres sociaux : chômage, pauvreté, inégalités, exclusion,
délitement des liens sociaux, perte des repères symboliques… Toutefois,
même s’il est hors de doute que les politiques ultralibérales ont une
lourde part de responsabilité dans les crises récentes (Salama, 2002),
une telle optique d’analyse est contestable. Les contradictions et
problèmes de fond qui travaillent les sociétés contemporaines ont en
fait un lien essentiel avec le système même du marché (Fotopoulos,
2002), avec les principes de l’intérêt individuel, de la concurrence,
de l’efficience et de la croissance matérielle qui sont la substance
de la logique qui l’anime.
Le défaut de prise en compte de cette réalité aboutit à l’enlisement
théorique du discours sur le troc. Dans un entretien accordé il y a
quelques années, deux des membres fondateurs du Réseau Global du Troc
(Covas & Ravera, 2001) suggéraient significativement que le “jeu du
marché libre” était une caractéristique fondamentale du troc, ce qui
n’est évidemment pas un moindre paradoxe pour une institution censée
prendre le contre-pied du libéralisme. Cette idée ne peut être
maintenue qu’en prêtant une illusoire neutralité au rapport économique
: la pleine réussite sociale du marché ne dépendrait guère que de la
coopération, la solidarité et l’altruisme des participants, dont
l’importance est d’ailleurs soulignée avec force. Mais cette
rhétorique de la solidarité n’est pas articulée conceptuellement aux
interactions marchandes classiques (et pour cause, puisque que ces
dernières sont l’antithèse de la relation personnelle, dans la mesure
où elles supposent une appropriation de biens détachée des personnes,
c’est-à-dire déterminée exclusivement par les prix ; Mouchot, 2003 :
501). Du coup, la matrice éco-nomique conventionnelle se trouve
réinstituée telle quelle dans le système du troc, à quelques nuances
près (comme, par exemple, l’interdiction d’accumuler une épargne trop
importante). On est donc fondé, en dernière analyse, à douter de
l’hétérodoxie des propositions avancées : du point de vue théorique,
le système du troc représente moins un “changement de para-digme”
fondateur d’une alternative au sens fort que la réédition, sous un
jour humaniste, de schémas économiques connus.
II.2 – Une mise en œuvre dominée par l’utilitarisme
On pourrait répliquer que ces considérations se situent sur le plan
abstrait de la discussion conceptuelle et n’affectent peut-être pas
vraiment les pratiques des clubs. Il n’en est rien : les défaillances
repérables dans la réflexion trouvent une traduction directe dans la
vie des ré-seaux. Certes, a pu être observée la création de
solidarités nouvelles, de formes de sociabilité originales et de
nouveaux repères identitaires, notamment dans les petits clubs de
quartier à l’ambiance quasi familiale. Mais les observateurs
reconnaissent que le phénomène est loin d’être généralisé et que sa
portée est limitée, insuffisante en tout cas pour façonner le système
de telle sorte que celui-ci constitue plus une rupture qu’une
continuité vis-à-vis de l’économie officielle (Cassano & Coraggio &
Federico Sabaté & Hintze, 2003).
Deux autres faits apparaissent par contre déterminants dans le
fontionnement du système du troc, et notamment du grand réseau qu’est
le RGT. Le premier est la conséquence immédiate de ce qui a été vu
précédemment sous un angle théorique : la mise en œuvre du projet a
conduit à l’adoption, ou au maintien, par les victimes de la crise
devenues “prosommateurs” de modes de comportement (économique) en
contradiction avec les valeurs (sociales) censées guider ces personnes.
Deux analystes ayant étudié de près le club La Estación, à Buenos Ai-res,
résumaient parfaitement le problème : « Comment serait-il possible
d’empêcher que l’objectif d’amélioration personnelle tende à imposer
la loi de la concurrence quand cette même loi est inhérente à la
logique de tout marché ? (…) Une fois instaurée la logique
concurrentielle, comment peut-on convaincre les concurrents que, s’ils
s’accordaient sur une morale partagée garante d’une forme
d’autocontrôle de l’intérêt individuel, tous y trouve-raient leur
compte ? » (Ford & Picasso, 2002, cité dans Cassano & Coraggio &
Federico Sa-baté & Hintze, 2003 : 30). Comment peut-on, en effet ? Le
défi est manifestement très diffi-cile à relever. La conception
ambiguë du système semble vouer celui-ci à une impossible union des
contraires, au mariage chimérique de la poursuite de l’intérêt
individuel et de l’esprit de solidarité. Le commentaire cité mène
cependant à une piste : il pose indirectement le problème classique
des jeux non coopératifs (le “Dilemme du prisonnier”) dans lesquels,
pour certains cas de figure, le chacun pour soi aboutit à une solution
d’équilibre basse, sous-optimale sur le plan collectif, où les gains
des uns et des autres sont inférieurs à ce qu’ils au-raient été s’il y
avait eu solidarité entre les participants (Maris, 2003 : 117-118). En
prenant acte des différentes stratégies possibles, on pourrait
effectivement imaginer que le projet parte de la démonstration des
avantages concrets de la coopération, génératrice d’équilibres hauts,
afin de faire émerger de nouvelles sensibilités et de nouveaux repères
pour la décision ; ainsi la préférence individualiste, c’est-à-dire
pour le rapport marchand classique, pourrait-elle, peut-être, être
renversée (3). Toutefois, dans une perspective d’alternative sociale,
cette pro-position n’est en elle-même pas suffisante car elle relève,
au fond, d’un calcul utilitaire au second degré : la coopération n’est
pas valorisée pour elle-même, pour ce qu’elle signifie sur le plan
relationnel et symbolique, mais est subordonnée à une configuration de
la matrice des gains matériels qui la favorise par rapport à d’autres
solutions, ce qui non seulement la rend fragile mais la dénature en
partie. Les liens interpersonnels sont sans doute la clé de toute al-ternative
concevable, ainsi que le font valoir les promoteurs du troc eux-mêmes,
mais pour exister en tant que tels, ces liens doivent garder une
certaine autonomie vis-à-vis des questions matérielles (4).
Le second élément est la revendication d’une convergence avec
l’économie capitaliste : les activités productives nées du troc et de
la circulation des créditos ont été invitées à gagner en productivité
et en efficacité afin de pouvoir rejoindre le “marché formel”. Dès
l’année 2000, les porte-parole du Réseau Global annonçaient que « [Grâce
au] partenariat avec différents organismes gouvernementaux (…), des
ponts commencent à être jetés pour faciliter la transi-tion vers le
marché formel » (Primavera, 2000b). A cet égard, on sait notamment que
le Secrétariat Gouvernemental aux Petites et Moyennes Entreprises a
travaillé en collaboration avec le RGT pour organiser, à l’intention
des micro-entreprises du Réseau, des séances de formation destinées à
“d’améliorer la qualité et la productivité” et à créer des “chaînes de
valeur” (Página 12, 08/04/2002). Cette recherche de l’efficacité
économique et de la normalisation/formalisation a été d’autant plus
vive que les structures productives des clubs ont été confrontées à la
concurrence croissante de petites et moyennes entreprises (PME)
classiques invitées à participer aux échanges (les entreprises dites “mixtes”,
distribuant leurs produits à la fois sur le marché formel et sur le
marché captif des grands réseaux de troc) (5). Même s’il est douteux
que ces programmes de transition vers le secteur privé aient été une
réussite, ils sont une reconnaissance implicite que la logique
régissant le fonctionnement des clubs ne diffère pas fondamentalement
de celle du marché capitaliste.
II.3 – Les déficiences de la gestion des réseaux
a) Une composante solidaire surévaluée
Le mimétisme a été d’autant plus fort qu’il a été encouragé par deux
erreurs d’évaluation de la part des fondateurs et promoteurs du troc.
D’abord, ces derniers semblent avoir eu tendance à surévaluer le poids
réel de la composante solidaire dans les échanges. De ce fait, la
probléma-tique de la transmission des valeurs éthiques aux
prosommateurs a été parfois minimisée dans son importance. Il est vrai
que des chartes de principes ont été édictées, que des cours de for-mation
ont été dispensées aux responsables de centre d’échange ainsi que des
séances de sen-sibilisation aux groupes de troqueurs. Mais si ces
efforts éducatifs ont quelquefois suscité des prises de conscience,
ils ont été insuffisants pour frayer la voie à une véritable
transformation culturelle, c’est-à-dire à une réforme du mode de
pensée et de comportement des acteurs. La grande majorité des
troqueurs se sont montrés bien moins concernés par la mise en œuvre à
grande échelle d’une économie plus humaine et plus juste, que, plus
prosaïquement, par la meilleure façon de remplir le “panier de la
ménagère” ou de faire de bonnes affaires. Sur le terrain, il était
même frappant de constater l’écart séparant la rhétorique humaniste et
aux ac-cents lyriques des idéologues des réseaux et la vie concrète de
beaucoup de clubs d’échange, dominée par les “comptabilités d’épicier”
et les considérations utilitaires. Ce n’est que lorsque les clubs ont
fini par être rongés par les stratégies opportunistes et les abus en
tous genres que les coordinateurs ont reconnu l’urgence « d’éduquer
les prosommateurs à défendre les bases du système » (Víctor Solmi,
Clarín, 10/07/2002).
b) La massification du système
En second lieu, beaucoup de centres d’échange ont changé de visage au
fil du temps. La ma-jorité d’entre eux étaient à l’origine de petite
taille, limités à un cercle de personnes vivant à proximité les unes
des autres ou se connaissant plus ou moins. Ils favorisaient souvent
une personnalisation des relations entre participants et, dans les
meilleurs cas, l’émergence de rapports d’échange plus solidaires et
équitables. Mais avec les années, et surtout à partir de 2001, nombre
de clubs sont devenus de lieux de rassemblement de masse. Bien sûr, la
dé-tresse engendrée par l’effondrement économique était telle qu’il
était hors de question d’interdire l’accès à cette planche de salut
aux immenses contingents d’exclus. Mais en même temps, certains
réseaux comme le RGT, soucieux d’offrir un assortiment de biens et
services digne du marché formel, ont délibérément encouragé les
réunions à grande échelle, drainant leur public sur de vaste zones
géographiques. C’est ainsi qu’ont pu se généraliser les megafe-rias,
foires de troc géantes attirant jusqu’à plusieurs milliers, voire
dizaines de milliers de personnes. Or il est clair qu’assurer dans le
tohu-bohu et l’anonymat de telles manifestations une transformation de
la relation marchande et des repères culturels relève de la gageure.
Comme l’expliquait un membre du Réseau du Troc Solidaire : « Faire des
foires de troc des réunions de masse est nocif, car les participants
au troc doivent être des personnes de confiance, qui s’apprécient
mutuellement ; si, par contre, il y en a des milliers dans un club,
apparaissent tout de suite le profit, le marché et toutes ses tares »
(Nuevo Mundo, 10/04/2003). Une fois encore, on trouve à la racine de
l’encouragement donné à cette évolu-tion du système la mauvaise
perception des dilemmes en jeu : si l’on privilégie la multiplica-tion
et la diversification des participants en présence, garantes de
l’abondance et de la variété matérielles nécessaires à la hausse
continue du “niveau de vie”, alors on doit accepter une certaine perte
dans la qualité de la sociabilité et dans la cohérence sociale du
projet (6).
II.4 – Les conséquences du mimétisme
Pour les troqueurs, l’échec à se départir des schémas et valeurs de la
société dominante a été lourd de conséquences. Il est évident tout
d’abord que, même sans la provoquer directement, il a facilité
l’apparition de diverses formes de dérapage et de déviance : les
désastreuses falsi-fications de billets, mais aussi le nombre
croissant de cas de spéculation, de dol et d’abus de pouvoir… Ensuite,
et indépendamment de ces débordements, il a favorisé une montée de
pro-blèmes sociaux auxquels le mouvement du troc entendait précisément
faire barrage. La prati-que du troc devait être un « système
intégrateur, convivial et accessible à tous », y compris aux « groupes
les plus défavorisés », afin de « créer de la justice sociale et de
l’équité » (Pri-mavera, 2000a ; 2000b). En fait, si les clubs ont
plutôt bien fonctionné pour les classes moyennes appauvries, disposant
de savoir-faire, de compétences et de biens recherchés par les
consommateurs, ils ont été beaucoup moins bénéfiques pour les groupes
traditionnellement plus nécessiteux, manquant de qualifications, de
capacités entrepreneuriales et de biens d’occasion à échanger. A ce
niveau, il y a eu une certaine reproduction du phénomène d’exclusion,
les réseaux n’étant, à l’instar du marché classique, pas conçus pour
satisfaire les besoins non “solvables”, autrement dit les besoins de
ceux qui ne pouvaient accompagner leur demande d’une offre adéquate
dans les clubs. Plus généralement, les inégalités économiques ont été
réactivées par la mise en concurrence directe, sur les marchés de troc,
d’organisations productives très disparates, de l’artisanat improvisé
aux PME établies. Enfin, il est avéré que les clubs n’ont pas vraiment
réussi à modifier les représentations sociales propres à la société
dominante : une partie importante des classes moyennes, notamment, a
vécu le recours au troc non comme une nouvelle forme de socialisation
positive permettant l’entrée dans un nouvel espace de vie, mais comme
la confirmation d’un déclassement social par inscription dans un
système économique au rabais (González Bombal, 2003).
Par ailleurs, sur la question cruciale du lien social, les militants
soutenaient que la pratique du troc était fondée sur l’idée que «
l’argent n’est pas la condition de la satisfaction des be-soins » et
avait « démontré que la qualité de vie a beaucoup moins à voir avec la
quantité de choses possédées qu’avec la qualité des relations entre
les personnes » (Primavera, 2000a). Le fonctionnement réel des réseaux
a finalement illustré une tout autre réalité. Dans la plupart des
clubs, il a été essentiellement question de quantités de créditos
échangés et d’acquisitions matérielles. Et avec l’extension du système,
les raisonnements utilitaires et marchands n’ont fait que se
développer, réduisant de plus en plus l’horizon de pensée et de vie
des participants aux transactions opérées grâce à la “monnaie sociale”.
C’est dire que même si elle a pu se montrer vigoureuse dans certains
clubs pendant un temps, la dynamique proprement relation-nelle et de
culturelle portée par les troqueurs militants n’a pas réussi à
s’imposer comme le phénomène central du mouvement.
Globalement parlant, le troc n’a donc pas frayé la voie à une
refondation de la société ; il a plutôt joué le rôle d’un complément
social de l’économie libérale en berne. Mais il y a plus. En échouant
à instituer un espace social différent, avec d’autres représentations
et codes culturels, les réseaux se sont replacés sur le terrain de
l’économie formelle et, plus générale-ment, de la “société de
croissance”. Ils ont ainsi été amenés à évoluer et à être appréciés
selon les critères et logiques de cette dernière : volonté de faire
des réseaux un système incubateur d’entreprises efficientes, recherche
d’une abondance croissante de l’offre, focalisation sur le “niveau de
vie” assuré par le troc… Mais cette orientation les condamnait à la
défaite. Les réseaux ne peuvent en effet engendrer qu’une imitation
imparfaite et restrictive du marché classique : offre fréquente de
produits d’occasion ou de qualité incertaine et gammes moins larges
que dans n’importe quel supermarché, difficulté à assurer certains
types de production en raison d’un capital technique et d’un
approvisionnement insuffisants, d’une possibilité d’épargner limitée
et d’un déficit de capacités entrepreneuriales, règles disciplinaires
contrai-gnantes de certaines foires de troc… Bref, si l’on adopte une
perspective utilitaire, le système du troc n’est pas parvenu à, et ne
pouvait pas, devenir autre chose qu’une économie de se-conde catégorie,
certes ingénieuse et utile, mais globalement moins efficace et
attrayante que le marché officiel. Dans ce contexte, on comprend qu’une
fois survenus les dysfonctionne-ments internes aux réseaux et l’amorce
de redressement de l’économie formelle, le retour dé-finitif à cette
dernière soit apparu préférable à beaucoup.
Conclusion
Bien que le troc vive encore aujourd’hui grâce à la résistance de
certains clubs résolus à le réactiver sur la base de règles plus
rigoureuses, il est manifeste que l’heure de gloire des ré-seaux est
définitivement révolue. Ce brusque reflux n’ôte toutefois pas son
importance histo-rique au mouvement. Né d’une dynamique
d’auto-organisation originale de la société civile, il a apporté de
précieuses solutions pratiques dans un contexte national de
dégradation accélérée et de quasi-abandon par les pouvoirs publics. En
outre, ses caractéristiques et son évolution ont été révélatrices de
réalités sociales et culturelles profondes et riches d’enseignements.
L’expérience argentine du troc invite en particulier à ne pas sous-estimer
les ressources et capacités d’initiative cachées des sociétés de la
région, mais aussi à réfléchir sur les condi-tions d’apparition d’une
alternative socio-économique. Et sur ce dernier point, la leçon semble
claire : l’institution, même réaménagée, de la logique économique et
de la culture utilitaire du marché pousse moins vers de nouveaux
horizons qu’à la reproduction tendancielle de l’ordre établi.
Bibliographie
BOGADO, Sandra Daniela: El trueque desde el Chaco, contribution
au Forum de discus-sion internet URBARED, 23/03/2002, page internet :
http://www.urbared.ungs.edu.ar/debates_foro_leer
CAMPISI, Andrea Paola: Vengo porque no puedo olvidar. La práctica
social del trueque intergrupal, Tucumán, Universidad Nacional de
Tucumán, 2001.
CASSANO, Daniel, CORAGGIO, José Luis, FEDERICO, Alberto et HINTZE,
Susana: “Documento base de la Jornada Nacional sobre Trueque y
Economía Solidaria”, in HINT-ZE, Susana (dir.), Trueque y
economía solidaria, Buenos Aires, Universidad Nacional de General
Sarmiento / Promoteo Libros, 2003, pp. 19-86.
COVAS, Horacio: Innovación + solidaridad: Entrada al tercer milenio,
avril 1998, page internet :
http://money.socioeco.org
COVAS, Horacio: “Horacio Covas por Horacio Covas”, Chaco
Trueque, année 1, n° 3, mars 2002.
COVAS, Horacio, DE SANZO, Carlos et PRIMAVERA, Heloisa:
Reinventando el mercado. La experiencia de la Red Global de Trueque en
Argentina, 2001, page internet :
http://money.socioeco.org
COVAS, Horacio et RAVERA, Rubén: Entrevista a Horacio Covas y Rubén
Ravera, décembre 2001, page internet :
http://www.icarodigital.com.ar/diciembre2001/Economia/elclubdeltrueque.htm
FOTOPOULOS, Takis: Vers une démocratie générale, Paris, Seuil,
coll. “Economie hu-maine”, 2002.
GONZALEZ BOMBAL, Inés: “Sociabilidad en clases medias en descenso:
experiencias del trueque”, in HINTZE, Susana (dir.): Trueque y
economía solidaria, Buenos Aires, Universidad Nacional de General
Sarmiento / Promoteo Libros, 2003, pp. 279-310.
HINTZE, Susana: “Presentación”, in HINTZE, Susana (dir.) :
Trueque y economía solidaria, Buenos Aires, Universidad Nacional
de General Sarmiento / Promoteo Libros, 2003, pp. 11-15.
MARIS, Bernard: Antimanuel d’économie, Rosny, Bréal, 2003.
MOUCHOT, Claude: Méthodologie économique, Paris, Seuil, coll. “Points”,
2003.
PRIMAVERA, Heloisa (a): El lado invisible del trueque: sólo se
trataba de inventar, fév-rier 2000, page internet :
http://money.socioeco.org
PRIMAVERA, Heloisa (b): Política social, imaginación y coraje:
reflexiones sobre la moneda social, 2000, page internet :
http://money.socioeco.org
RAHNEMA, Majid: Quand la misère chasse la pauvreté, Paris,
Fayard/Actes Sud, 2003.
SALAMA, Pierre: "L’Argentine dans l’impasse”, in Espaces
Latinos, février 2002.
SERVET, Jean-Michel: “Du troc au réseau. Les marchés dans
l’histoire , Entretien avec Jean-Michel Servet”, in Sciences
Humaines, hors-série n° 3, novembre 1993, pp. 21-23.
SIMON, Herbert A.: Les sciences de l’artificiel, Paris,
Gallimard, coll. “Folio/Essais”, 2004.
VATTEVILLE, Eric: “Rationalité limitée”, in Le Duff, Robert (dir.),
Encyclopédie de la Gestion et du Management, Paris, Dalloz,
1999, pp. 1029-1030.
Notas
1. Ce texte a fait l’objet d’une présentation partielle
lors du colloque “Les intégrations régionales : quelles dy-namiques
transfrontalières et transnationales ? Les enseignements du Bassin de
la Plata dans le Mercosur”, Uni-versité de Toulouse-Le Mirail, Maison
de la Recherche, 01, 02 et 03 juillet 2004. En plus des données
fournies par la bibliographie spécialisée, il s’inspire d’une
recherche de terrain (observations et entretiens) effectuée en avril-mai
2002 dans les villes de Buenos Aires, Resistencia (Red Global del
Trueque, Red Provincial del Chaco) et Tucumán (Red El Trébol Norteño).
2. Par exemple, la monnaie sociale qu’est le crédito doit être
considérée comme une mémoire et un facilitateur des échanges et non
comme un instrument de pouvoir économique ; ce qui implique qu’elle ne
peut être achetée ni vendue contre de la monnaie officielle, qu’elle
ne doit pas être épargnée en grande quantité, qu’elle ne doit pas
faire l’objet d’une spéculation quelconque comme le prêt à intérêt,
etc.
3. Il faut bien voir que les croyances de départ des agents, ancrées
dans leur imaginaire et leur culture, jouent un rôle essentiel dans la
situation créée. L’idée serait ici de substituer à la prophétie
autoréalisatrice de la concur-rence celle, tout aussi plausible, de la
coopération, permettant de rémédier aux défauts de coordination
inhérents aux décisions décentralisées (Maris, 2003 : 198-199).
4. Il est intéressant de relever que cette opposition entre stratégie
individualiste/opportuniste et stratégie coopéra-tive/solidaire
recoupe le contraste célèbre entre la rationalité “substantive” (la
rationalité de la théorie économi-que classique), qui implique la
recherche de la maximisation des gains individuels, et la rationalité
“limitée”, où l’agent s’efforce simplement d’arriver à un résultat
jugé “satisfaisant” (processus de satisficing) et dont il a été montré
qu’elle conduisait durablement à l’équilibre de coopération évoqué (Simon,
2004 : 83). Or, on sait que rationalité substantive et rationalité
limitée sont moins séparées par une différence de nature que de degré
(Vat-teville, 1999 : 1030) et appartiennent donc, en dernière analyse,
au même ordre de réalité.
5. L’un des intérêts que les entreprises ont trouvé à participer aux
échanges était la possiblité, accordée par de nombreuses municipalités,
de payer en créditos les taxes et impôts locaux.
6. A ce sujet, il est intéressant de remarquer a contrario que de par
le monde, les sociétés qui, par leur tissu de relations sociales et
culturelles, se distinguent fortement des sociétés modernes
“économicisées” ont en commun d’être composées de communautés
relativement réduites. Leur observation montre que la préservation
d’une taille raisonnable au groupe dans lequel s’effectuent les
transactions facilite les échanges transparents et convi-viaux (Rahnema,
2003 : 171).
|